Les delocalisations :

Menace reelle ou virtuelle ?

 

Les firmes multinationales ont-elles le pouvoir de s'affranchir totalement des frontières des Etats ? Peuvent-elles installer leurs usines partout où bon leur semble au dépens des économies nationales ? Les délocalisations semblent constituer une menace crédible. Elles ne sont pourtant ni faciles ni forcément préjudiciable. Certaines règles doivent même être respectées pour qu'elles réussissent.

Les délocalisations s'inscrivent dans une logique d'ordre économique, de concurrence et d'adaptation au marché mondial. Or, très souvent l'attention se focalise sur l'aspect négatif du phénomène, c'est-à-dire les délocalisations de production pour trouver une main-d'ouvre à bas salaire. Mais, "la dramatisation récente du discours sur les délocalisations est trompeuse". La concurrence des pays neufs est un phénomène de longue durée, qui n'a rien de nouveau. Et surtout la nouvelle division du travail est très différente de celle qui prévalait dans les années soixante et soixante-dix et qui opposait grosso modo, les pays du Nord à hauts salaires et les pays du Sud. Il s'avère effectivement que la réalité est plus complexe. D'une part la mondialisation entraîne les entreprises à produire près de leurs marchés et ceci pour plusieurs raisons : les spécificités de chaque pays ou zone, les contraintes logistiques de livraison, la proximité « culturelle » des clients pour mieux anticiper leurs besoins futurs, etc. Et d'autre part les délocalisations ne s'accompagnent pas forcément de la fermeture d'unités en France.

Démythifier le concept

     Pour résumer, on peut distinguer deux types de délocalisation :

    La délocalisation qui permet d'avoir des coûts de main d'ouvres inférieurs à ceux du pays dans lequel se trouve le siège social. C'est fréquemment le cas des entreprises du textile (puisque la main d'ouvre représente la plus grosse partie du prix de revient du produit final) qui fabriquent des vêtements en Asie et les commercialisent en Europe et aux USA. Dans le cas des grandes firmes d'habillement (Nike, Adidas, Reebok pour ne citer qu'eux), la main d'oeuvre représente, dans les pays du Nord, au moins 70% du prix de revient des vêtements ou des chaussures ;

    La délocalisation qui consiste à implanter des sites de production dans les pays où l'entreprise veut des parts de marché, et qui permet de « coller » aux réalités et aux particularités régionales. A ce titre nous pouvons dire que «  la Chine, l'Inde, l'Amérique latine sont de formidables marchés potentiels pour les exportations, ne fût-ce qu'en matière d'équipements et d'infrastructures, qui représentent aujourd'hui des goulots d'étranglement majeurs pour ces pays. » Dans ce cas, ce n'est pas forcément, ou uniquement, la perspective de bas salaires qui poussent des entreprises à s'implanter à l'étranger car, pour certains produits, la part de la main-d'oeuvre est dans le prix de revient. La différenciation se fait aujourd'hui dans le concept et dans la mise à disposition des produits avec un service approprié : si les produits sont fabriqués par une filiale à l'étranger et sont destinés à être vendus dans le pays où elle est implantée, la délocalisation permet d'apporter de la valeur ajoutée à trois niveaux : l'accès aux clients, grâce à une offre adaptée au pays ; le personnel, par l'emploi d'une main d'ouvre essentiellement locale ; l'élargissement à de nouveaux actionnaires ( co-entreprises.) et la rémunération de leurs apports, par une augmentation de l'activité et du chiffre d'affaires du groupe.

    Il s'avère finalement que le critère de décision le plus important pour décider d'une délocalisation est tout d'abord l'attrait du marché du pays concerné. En effet, on délocalise principalement vers les marchés qui s'ouvrent (Europe de l'Est, Vietnam) et vers les marchés en pleines expansions (Amérique de Sud ), là où les produits de l'entreprise pourront trouver des débouchés. D'autres critères sont cependant essentiels dans la prise de décision : la qualification de la main-d'ouvre locale, les infrastructures (routes, chemins de fer, ports, aéroports) et la stabilité économique et politique du pays.

    Ainsi, les pays d'Afrique sont peu convoités en raison de l'instabilité politique quasi-permanente qui y règne. Les entreprises essaient cependant d'être présentes notamment par les relations commerciales qu'elles entretiennent avec les gouvernements et les organismes internationaux (Banque mondiale, FAO [ Food and Agriculture Organisation = Organisation pour l'Alimentation et l'Agriculture (en Français) ], etc...) de manière à pouvoir réagir rapidement lorsque les problèmes politiques seront résolus. Par exemple, Rhône-Poulenc Agro n'a aucune unité de production en Afrique, par contre elle a des équipes volantes pour surveiller le transport, le stockage et la mise en oeuvre des produits qu'elle fournit aux pays africains par le canal des grands organismes mondiaux (Banque mondiale notamment).

    Il est à noter également que les délocalisations sont plus ou moins difficiles selon les régions, et ce notamment à cause des différents types de relations qui priment dans les pays. Si l'on schématise, les délocalisatons vers l'ouest, où seuls les produits et les contrats comptent, sont faciles alors que vers l'est, où les relations professionnelles sont basés sur les relations personnelles et la confiance mutuelle, les délocalisations sont plus difficiles puisqu'elles dépendent d'un travail de longue haleine.

    Quant à savoir si les firmes multinationales sont libres d'agir à leur guise, la réponse est loin d'être univoque car elles obéissent le plus souvent à une triple logique : logique de marché, logique de produit et logique des propriétaires et actionnaires de l'entreprise ; ce à quoi il convient la logique des Etats d'origine ou "d'adoption", un aspect qui a généralement tendance à être minoré. Comme l'explique un expert du BIT (Bureau International du Travail): " Il ne faut pas penser que les entreprises multinationales sont aussi libres d'attache qu'on le dit dans certaines présentations de la mondialisation."

Exemple

Une Grande Multinationale Française touchée en 1997 Renault

 

Exemples 1:

Les délocalisations sont aujourd'hui freinées par les innovations technologiques. Il n'en reste pas moins que, pour en éviter les effets pervers tant au Nord qu'au Sud, de nouvelles régulations internationales doivent être mises en place.

    Les opérations de délocalisation dans les pays à bas salaires suscitent depuis peu de grandes inquiétudes dans l'opinion publique. Face à la persistance d'un chômage de masse croissant, le nouveau bouc émissaire est tout trouvé : les pays en développement, qui attirent les délocalisations et exportent des produits à bas prix. Pourtant l'ampleur globale de la délocalisation vers les pays du tiers monde, non seulement demeure faible, mais a beaucoup diminué dans les années 1980 au bénéfice des pays développés eux-mêmes. Les pays qui ne disposent que d'une main d'oeuvre abondante et bon marché attirent peu les investissements directs étrangers. La diffusion croissante des nouvelles technologies tend à réduire les écarts de coûts salariaux entre le Nord et le Sud, incitant les pays développés à relocaliser leurs activités dans leur pays d'origine1.

    Après avoir connu une croissance vive dans les années 1970, la part des pays en développement dans les investissements directs à l'étranger (IDE) est tombée, selon les statistiques de l'Onu, en moyenne de 25,2 % durant la période 1980-84 à 18,6 % durant la période 1985-89. L'Afrique, dont la part était déjà marginale au début des années 1980, ne reçoit plus que 1,9 % du total des IDE en 1988-1989. Parallèlement les investissements croisés entre pays développés connaissent une augmentation considérable. A la fin des années 1980, les IDE dans les pays en développement reprennent. Ils sont en large partie le fait du Japon qui investit dans les nouveaux pays industrialisés d'Asie dans les secteurs de haute technologie et les services. Les industries intensives en main-d'oeuvre sont relocalisées dans les pays développés et dans d'autres pays du Sud. Le redémarrage en 1987 des flux d'IDE dans les pays d'Amérique latine, plus faible qu'en Asie du Sud-Est, est en grande partie lié aux opérations de rachat de dettes par des entreprises étrangères. Enfin, la reprise actuelle des IDE dans les pays en développement concerne surtout les pays asiatiques et quelques pays d'Amérique latine (Mexique), essentiellement pour des raisons de conquête de marchés.

    En outre, la délocalisation massive des industries intensives en main d'oeuvre vers les pays en développement est freinée par la diffusion des nouvelles technologies. C'est déjà le cas dans la plupart des secteurs qui ne rencontrent pas d'obstacles techniques à l'automatisation des activités d'assemblage (automobile, électronique...). Dans le textile (tissage et filature) par exemple, les pays industriels sont parvenus à reconquérir leurs avantages par rapport aux pays en développement, grâce à l'automatisation de la production. La réduction de l'intensité en travail et en énergie, la diminution de la perte des matières (déchets) qui découle de la modernisation rendent le coût total plus faible dans certains pays industriels. Dans l'habillement où l'assemblage demeure difficile à automatiser, les changements récents dans les techniques de production et dans les méthodes d'organisation de l'industrie de l'habillement, comme la mise en oeuvre des systèmes de circuit court, tendent à se généraliser dans l'ensemble des pays industriels et permettent des baisses de coût importantes et des gains en qualité et en variété des produits.

    Pas de développement sans État. Les délocalisations des seuls segments intensifs en main d'oeuvre comme l'assemblage ne permettent pas aux pays bénéficiaires de développer une industrie complète puisqu'elles sont cantonnées dans le rôle de simples sous-traitants. Dès que la rentabilité est remise en cause, les firmes des pays industriels délocalisent de nouveau, remettant en cause les processus d'apprentissage du savoir-faire. Les pays africains en ont subi les conséquences depuis une dizaine d'années en raison des désinvestissements massifs auxquels ont procédé les firmes multinationales dans la plupart des secteurs de l'industrie manufacturière. Les délocalisations n'ont permis de développer ni une industrie locale du textile, ni un marché local. Seuls les nouveaux pays industriels d'Asie ont profité de telles stratégies du fait de l'intervention étatique permanente pour remonter les filières et accroître la valeur ajoutée nationale.

    Pour masquer l'incapacité des politiques économiques à résoudre le problème du chômage, nombreux sont ceux qui préconisent un protectionnisme pur et dur - renforcer l'appropriation technologique et lutter contre les délocalisations dans lesquelles le produit final est réimporté. Il serait pourtant souhaitable de mener une véritable politique de coopération dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce et des accords préférentiels entre l'Union européenne et les pays en développement. Les pays du Nord pourraient substituer à l'aide financière une aide directe pour que les PED s'équipent en infrastructures (télécommunications, transports, etc.), condition sine qua non pour exploiter leur avantage comparatif. Ils pourraient aussi assouplir les accords d'auto-limitation des pays du Sud. En échange, les pays en développement garantiraient une amélioration des conditions de travail. Ces clauses sociales seraient renégociées périodiquement dans le cadre de structures tripartites, multilatérales ou bilatérales (exemple CEE-Maghreb, ou France-Afrique). Cela pourrait contribuer non seulement à améliorer les conditions de compétitivité des firmes européennes mais aussi les chances de développement du tiers monde.

Notes :

(1) La dernière en date est celle de Nathan qui vient de rapatrier en France ses unités de fabrication de jeux, antérieurement délocalisées en Asie du Sud-Est.

Exemple 2:

Quand Adidas délocalise à Moscou ...

    A propos de l'Europe, la semaine dernière j'étais en Espagne pour travailler sur des problèmes de délocalisation. J'y ai rencontré des syndicats de Lituanie, du Maroc et je viens de vivre une expérience sur Adidas. On a fermé toutes les usines Adidas en France, dont beaucoup se sont implantées à Moscou. J'ai été à Moscou avec les filles de chez Adidas en France et on a rencontré les syndicats à Moscou dans les usines Adidas, je vous garantis que le débat n'a pas été simple. Parce que naturellement, les ouvrières françaises s'insurgeaient contre cette politique des groupes, disaient qu'on avait fermé leur entreprise et qu'elles étaient maintenant au chômage, et les autres en face répondant qu'elles comprenaient bien ça mais que ceci dit, étant donné le bourbier dans lequel elles se trouvaient, elles étaient bien contentes d'avoir quelques emplois, et qu'elles pensaient même qu'avec Adidas ça sera peut-être mieux qu'avec les usines russes. Les convergences ne sont pas éclatantes du point de vue de la lutte, et après il faut aussi avancer sur d'autres terrains, y compris sur le problème de la stratégie des grands groupes, sur les problèmes sociaux, sur le problème de l'élévation des normes sociales, mais tout ceci n'est pas évident y compris chez des gens qui ont été habitués à être syndicalisés.

Exemple 3 :

1 700 emplois supprimés chez CIT.

     Les salariés français d'Alcatel CIT, filiale spécialisée dans les équipements de téléphonie fixe, se sont vus confirmer mercredi 26 juin 2002, une réduction d'effectifs de 1 700 personnes. Cette filiale se sent concernée au premier chef par la délocalisation des services de recherche et développement en Chine, et les syndicats craignent à terme un transfert total de l'activité vers la filiale chinoise. Alcatel CIT possède encore une usine à Eu (Seine-Maritime) qui emploie 800 personnes. Elle fabrique des équipements de téléphonie fixe et mobile. De source syndicale, la production des stations de base GSM pourrait prochainement partir vers l'usine de Shanghai.

Exemple 4:

Levi Strauss choisit un modèle sans usines

     Le groupe va supprimer 3 300 emplois aux Etats-Unis . LES JEANS Levi's, qui ont vêtu des générations d'Américains, ne seront plus fabriqués aux Etats-Unis. Le fabricant de vêtements, dont le mythique « 501 », a annoncé, lundi 8 avril, la suppression de 3 300 emplois aux Etats-Unis, soit 20 % de ses effectifs dans ce pays, et le transfert de sa production dans des pays où la main-d'oeuvre est moins chère. Six usines sur huit seront fermées sur le sol américain, Levi Strauss ayant décidé d'abandonner la production de vêtements au profit du marketing et du développement de produits.